
Ce texte a été publié en version abrégée dans le Rapport Mondial de la Fondation Scelles. Conclu en octobre 2018, il n’a été que légèrement modifié avant la publication sur Borazan Sesli en quatre parties. Cette analyse de discours reprend le travail de Kajsa Ekis Ekman dans L’Etre et la Marchandise. J’explique comment la propagande en faveur de la prostitution reprend des éléments d’autres discours politiques dans le but de normaliser la prostitution et de faire adopter la dépénalisation totale du proxénétisme.
L’élément qui reste inexpliqué dans toute cette ferveur prostitutionnelle est le minutage de ce discours. Pourquoi une telle intensification et escalade ? Si la prostitution est un métier comme un autre pourquoi passer tant de temps à le vanter ? Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Le métier d’éboueur n’a pas autant de temps d’antenne, pourtant il est bien plus utile à la société et souffre aussi d’une mauvaise image. Devrait-on lancer une campagne mondiale dessus aussi ? « Eboueuses et éboueurs consentants en marche contre commentaires stigmatisants ! » Pourquoi pas ?
Si politiciens et activistes sont conscients de l’importance des mots, ils ne sont pas non plus des philologues et sans but ultérieur la réingénierie linguistique serait trop d’effort pour rien. Les soutiens – journalistes, personnes politiques, activistes, anonymes – de la prostitution ont un objectif clair et simple : la décriminalisation de la prostitution. Prenez cette vidéo de quelques minutes de Brut où un jeune homme, un certain membre du STRASS (Syndicat des Travailleurs du Sexe) raconte qu’il est prostitué depuis l’âge de seize ans[1]. Dans une première partie il parle de la prostitution comme un travail (encore une fois qu’il ait été mineur au moment des faits ne dérange pas les producteurs de la vidéo) et dans la seconde il se dédie à décrédibiliser le système nordique en France. On est face à la formule classique du discours prostitutionnel : la prostitution c’est du travail + l’abolitionnisme c’est mauvais. Les réactions immédiates[2] face au démantèlement des sites de type Backpage.com, véritables nids à trafiquants, avec le passage de la loi Fosta/Sesta aux Etats-Unis sont autant d’éléments qui indiquent que tout cette mascarade n’est là que pour endiguer l’expansion de politiques abolitionnistes. Si ce n’était pas assez, certains articles procurent des formulaires pré-remplis à soumettre aux élus locaux pour appeler à retirer la législation[3]. Toute initiative abolitionniste doit être contrebalancée par des actions en faveur de la décriminalisation totale de tous les acteurs de la prostitution (proxénètes, femmes prostituées, hommes prostitueurs).
Le discours TED de Juno Mac en tant que femme prostituée intitulé « What sex workers want » (« Ce que veulent les travailleuses du sexe ») est emblématique de l’adaptation du discours politique à celui prostitutionnel. Déjà, le succès de sa présentation sur une plateforme aussi large que TED est bien la preuve que le message en faveur de la prostitution n’est pas ignoré par les médias : la vidéo dépasse le million de vue sur le site Ted.com, avec 23 traductions. Encore une fois nous avons le modèle d’une vidéo relativement courte – une dizaine de minutes – avec une question qui est posée à notre place : avant même de commencer on parle de « travail du sexe ». Elle y défend notamment des « personnes marginalisées » comme les « migrants », les minorités ethniques, les « personnes avec des handicaps », les « personnes LGBTQ », les « femmes trans ». Elle ne parlera jamais de femmes en tant que femmes ; comme quoi les minorités sont plus importantes que plus de la moitié de la population mondiale. Elle se contentera de préciser que pour les femmes ayant quitté un refuge après avoir subi des violences domestiques – « une personne désespérée » – la prostitution constituerait une option de travail viable : comme si renvoyer des femmes échappées des mains de leur conjoint violent dans celles d’hommes inconnus pouvait les aider. En synthèse, le discours de Juno Mac orchestre habilement la rhétorique des deux camps que nous avions séparés pour mieux les analyser. Et il nous est très utile pour nous pencher sur les effets concrets, matériels, avec un impact direct sur la vie de nombreuses femmes et filles, de ce type de discours.
« No bad whores only bad laws »
Juno Mac commence par une anecdote personnelle. Alors qu’elle partageait son appartement avec une amie elle aussi prostituée, un des prostitueurs devient violent. Elle menace d’appeler la police mais celui-ci rétorque qu’elle ne le ferait pas car elles étaient deux femmes prostituées dans l’appartement, et cela est interdit par la loi en vigueur en Angleterre. Il est premièrement intéressant de voir que les prosti-tueurs sont très conscients des législations : c’est porteur d’espoir pour le modèle nordique. Ensuite, ce qui est encore plus intéressant c’est la manière dont Juno Mac tire totalement l’homme d’affaire. Elle nous donne l’impression que ce qui est arrivé est tout ce qu’il y a de plus naturel : peu importe si l’homme a utilisé du chantage et abusé de leur vulnérabilité pour les contraindre à une activité sexuelle (un viol peut-être ?). C’était la loi, pas l’homme qui les a frappées. Sans l’expliciter, Juno Mac fait référence à un autre slogan populaire : « No bad whores only bad laws » (« Pas de mauvaises femmes, juste de mauvaises lois »). Ce slogan est emblématique puisqu’il donne l’impression qu’il n’y a que deux actrices (toutes deux féminines dans les langues latines justement) dans la prostitution : la loi et les femmes prostituées. À ce cadre s’ajoutent parfois les féministes, les « SWERFs », dans le rôle de la méchante, mais dans tous les cas la prostitution devient une affaire féminine, au lieu de masculine comme elle l’est. Surtout, on voit à nouveau l’importance de laisser une trace dans l’imaginaire : soit le spectateur aura déjà entendu le slogan et cette histoire ne fera que le confirmer, soit il l’entendra plus tard et en ayant déjà entendu une anecdote personnelle l’approuvera encore plus.

L’abolitionnisme c’est le prohibitionnisme
La loi est dangereuse mais il faut préciser laquelle. Sans surprise, c’est le modèle néo-abolitionniste qui est critiqué. Le système adopté en premier en Suède en 1999 et diffusé ensuite criminalise le « client » appelé prostitueur car reconnaissant sa responsabilité entière dans la perpétuation du système prostitutionnel[4]. Les mensonges au sujet de la loi suédoise se développent en plusieurs étapes : la genèse, le contenu, le résultat. Dans un article de blog titré « Un guide sur les législations tellement simple que même les SWERFS peuvent le comprendre » on peut lire que la loi suédoise a été promulguée par un besoin de réguler la sexualité d’autrui et obliger les femmes prostituées suédoises à se conformer aux mœurs du pays (qui ne sont jamais précisées). Juno Mac insiste habilement sur cet aspect répressif en remplaçant abolition par prohibition. Encore une fois on fait appel à quelque chose, les années 20 des États-Unis, qui est déjà ancré dans nos esprits et ce de manière négative. Tout de suite on pense à un état-police-des-mœurs et un échec politique cuisant. Prohibition égale répression égale perte de liberté. La prostitution n’est donc plus l’activité violente que l’on avait entrevu au début du discours même de J. Mac, mais un garant de nos libertés collectives. Ensuite, quant au contenu du modèle néo-abolitionniste ou nordique on prétend encore une fois qu’un carré est un cercle : même si ce sont les prostitueurs qui sont criminalisés, ce sont en fait les femmes prostituées qui le seraient. Enfin, on peut conclure qu’« il n’y aucune preuve que le modèle suédois fonctionne ». L’ECP (English Collective of Prostitutes) spécifie que la violence, la traite et le nombre de personnes prostituées n’a pas diminué sans trop s’épancher sur ces fioritures que sont les données empiriques au soutien de cette affirmation.
Pourtant les architectes de la loi précisent clairement que l’objectif n’était pas de réprimer mais de protéger. La défense des droits des femmes et filles est souligné par la parlementaire Gunilla Ekberg : la loi est un moyen de dire que « En Suède, les femmes et les enfants ne sont pas à vendre »[5]. On reconnait la relation fondamentalement asymétrique (culturelle, sexuelle, économique, légale, etc.) entre l’homme prosti-tueur et la femme prostituée ; c’est pour cela qu’uniquement le premier et non la seconde qui est criminalisé : « il n’est pas raisonnable de criminaliser celle qui, au moins dans la plupart des cas, est exploitée par les autres qui veulent satisfaire leurs désirs sexuels. Il est aussi important, afin d’encourager les personnes prostituées à demander de l’aide pour sortir de la prostitution, qu’elles ne sentent aucun risque de sanction car elles ont été actives en tant que personne prostituées »[6]. D’ailleurs, comme nous le rappelle Joël Martine, nous sommes bien conscients que le code de la route n’est pas là pour bafouer nos libertés mais plutôt pour assurer celles-ci, en protégeant la vie même. Il en est de même pour les lois encadrant la prostitution : « Il ne s’agit pas de mettre des tabous ni de sacraliser la sexualité, mais simplement de protéger les personnes contre ses dangers spécifiques, comme pour toute autre activité »[7]. Quant à l’échec de la loi, l’absence de preuves en ce sens devrait nous mettre en garde sur la nature fallacieuse de cette affirmation. De 1999 à 2004, le nombre de personnes prostituées, qui était de 2500, avait baissé entre 30 et 50%, et aucune personne nouvellement prostituée n’avait été signalée[8]. Max Waltman[9], qui prend le temps de vérifier la méthodologie des nombreuses études qu’il cite, décrit l’impact non négligeable de la loi. En 2008, en Suède, on comptait 300 femmes prostituées dans la rue, 300 autres en ligne et 50 hommes prostitués en ligne. La prostitution ne semble pas s’être drastiquement déplacé en ligne. À titre de comparaison, on dénombrait dans le Danemark avoisinant, 5567 personnes prostituées dont 1415 dans la rue. Les associations de « travailleuses du sexe » se sont insurgés contre ces chiffres qui seraient gonflés d’au moins 1000 personnes. Même en tenant compte de cette remarque, Waltman note que cela fait déjà une population prostituée douze fois supérieure à celle suédoise pour une population totale inférieure à celle-ci. Les ONGs observent que dans les grandes villes la prostitution a quasiment disparu. À Stockholm, alors qu’on dénombrait 60 personnes prostituées par nuit avant la loi, en 2007 on en comptait plus qu’entre 15 et 20. De plus, dans des écoutes téléphoniques interceptées, les trafiquants expriment les barrières que la loi a érigées dans leurs affaires. En 2006 déjà, la Suède était l’un des pays au monde à avoir le moins de personnes prostituées sur son territoire (0,1% de la population totale). La même année la traite d’êtres humains à des fins non-sexuelles a dépassé celui sexuel[10].
- Le rêve néo-zélandais : « startup nation » de proxénètes autoentrepreneurs
Vous aussi, ouvrez votre PME-Bordel! Capture d’écran du site du Ministère de la Justice néo-zélandais qui explique les démarches pour devenir “gérant” de bordel. Celui-ci est alors libre de définir les conditions, le lieu et temps de “travail” et le “salaire” des femmes en situation de prostitution.
« Je vais vous dire ce que les travailleuses du sexe veulent » dit Juno Mac, avec le « je » libéral se transformant miraculeusement en « nous » : la décriminalisation de la prostitution comme en Nouvelle-Zélande. Avec la possibilité de travailler collectivement, des « employeurs » à qui pouvoir demander des comptes, et les « droits des travailleurs » protégés, un nombre de personnes prostituées inchangé depuis la décriminalisation (Prostitution Reform Act, PRA) de 2003, la Nouvelle-Zélande est le cocon de la prostitution. L’ECP, auquel Juno Mac est ouvertement affiliée, confirme que les conditions d’exercice se sont sensiblement améliorées pour les femmes en prostitution[11]. D’autres avancent que le nombre de femmes prostituées aurait diminué de plus de la moitié depuis le passage de la loi. Si la prostitution est si positive pourquoi vanter une baisse du nombre des femmes en situation de prostitution ?
Rapport gouvernemental sur l’état de la prostitution en Nouvelle-Zélande
Pour vérifier ces allégations et pour éviter les accusations toujours très rapides de récolte de données partiales, nous allons travailler sur les données du document officiel sur l’état de la prostitution en Nouvelle-Zélande. Les autres données que nous citerons ne seront que complémentaires à celles du rapport et sur des thèmes hors de la portée du document. Le « Report of the Prostitution Law Review Committee on the Operation of the Prostitution Reform Act 2003 » est le bilan publié en 2008 de la loi de 2003 du gouvernement. Celui-ci a été rédigé en étroite collaboration avec une forte organisation soutenant la prostitution comme le New Zealand Collective of Prostitutes, NZCP (Collectif Néo-zélandais des Prostituées) et des universités collaborant avec cette dernière.
Effectif
Premièrement, le nombre de personnes prostituées n’a pas diminué et il pourrait même avoir augmenté. Le rapport stipule clairement que les chiffres documentant une baisse de la prostitution (de 5932 personnes prostituées en 2005 à 2332 en 2008) sont à imputer à une amélioration dans les techniques de décompte. Les chercheurs expliquent qu’il faut interpréter ces chiffres comme une stagnation car les chiffres de 2005 auraient été amplifiés par des doubles comptages. Pourtant, comme le note Samantha Berg, on retrouve des incohérences dans le rapport même[12]. En effet, le rapport relate d’une augmentation du nombre de personnes prostituées dans la rue entre 2006 et 2007 à Auckland (presque du simple au double : de 106 à 230) et à Christchurch (100 à 121), avec une légère baisse pour Wellington (47 à 44). Les riverains de Christchurch confirment l’augmentation et affirment voir maintenant des femmes prostituées nuit et jour. Des associations d’Auckland reportent une hausse dans le nombre de personnes prostituées de rue et les rédacteurs précisent que celle-ci n’est pas due à un déplacement depuis des bordels ou autres lieux de prostitution. Et malgré ces données citées dans le rapport même, à quelques paragraphes de distance, le comité peut en conclure que la loi de 2003 n’a pas eu d’impact sur l’effectif de la prostitution.
De meilleurs conditions ?

Dans la prostitution on est pas là à chipoter pour des tickets restos. Dans la section sur le bien-être des personnes prostituées, le rapport ne fait que l’état des lieux de l’absence ou non de violence masculine. Pouvoir travailler dans un environnement sûr, dans le sens où on n’est pas frappé ou abusé sexuellement à longueur de journée, qui devrait une évidence dans tous les métiers, devient un luxe dans la prostitution. Les questions posées concernent : le viol, la violence physique, le vol, la séquestration, l’abus moral… Pas sûr que les employés de Google soit soumis au même questionnaire de satisfaction. Conclusion : moins d’un quart des femmes prostituées estiment que leurs conditions se sont améliorées sous la nouvelle loi. La majorité des plus de 700 personnes interrogées considère que la loi ne peut réduire la violence perçue comme inévitable dans la prostitution.
Regardons d’abord la possibilité ou non de refuser un prosti-tueur, fait qui n’entre pas dans la définition du viol selon la commission du rapport. Le seul point positif de la loi semble être le fait qu’en 2008, 60% des personnes prostituées considèrent être dans une meilleure position pour refuser un « client ». Pourtant 35,2% ont dû accepter une relation qu’elles ne voulaient pas. Contrairement, à l’idéal de bordels privés sûr promu, ce sont dans ces même locaux que les femmes prostituées subissent le plus de pression (37,5% contraintes à un rapport non souhaité), refusent beaucoup moins les « clients » (61,3% contre 85,5% des personnes prostituées dans la rue), peut-être parce qu’elles sont le plus pénalisées si elles le font (12,4% d’entre elles et la nature de la pénalisation n’est pas précisée). Un « gérant » de bordel témoigne : « Une travailleuse de 18 ans avait tout juste fini un boulot. Un gros gars Samoa l’attendait et elle n’avait même pas eu le temps de le regarder. Il est très brutal avec elle, il l’a attrapée par la gorge. Elle est allée se plaindre au manager qui lui a dit d’y retourner »[13]. Ces mêmes gérants, il est écrit dans le rapport, s’attendent d’ailleurs à une bonne excuse de leurs « employées » pour refuser un « client ». Quelle est une bonne excuse ? Ailleurs, on peut lire les témoignages des femmes opérant dans les bordels des magnats Chow qu’on ne peut éluder en traitant de la Nouvelle-Zélande : ce sont des proxénètes qui ont bâti un empire dans l’industrie de l’exploitation sexuelle et l’immobilier grâce à la nouvelle loi néo-zélandaise. Les femmes témoignant décrivent des agressions sexuelles et l’ambiance intimidante des bordels et des frères Chow[14]. Alors que de plus en plus de travailleurs et travailleuses perdent leurs droits face au monde des corporations, on nous fait croire que des oligopoles de proxénètes vont sensiblement améliorer les conditions de vie des femmes.
Dans la partie où les rédacteurs acceptent de parler ouvertement de viol, les chiffres sont troublants. Seules 3% des personnes prostituées interrogées déclarent avoir été violée par un client, et 9,8% reportent une agression physique. Ces chiffres sont surprenants car ils sont largement en dessous des moyennes nationales : on estime qu’en Nouvelle Zélande, une fille sur trois subit une agression sexuelle (dont 70% de cas graves) avant l’âge de 16 ans et une femme sur cinq subit ce genre d’expériences à l’âge adulte[15]. Il est étonnant qu’une population composée de femmes exposées constamment à un grand nombre d’hommes soit moins sujette aux violences sexuelles que la population restante. De plus, le rapport ne parle que de « clients » sans se pencher sur les autres protagonistes masculins de la prostitution comme les proxénètes. Le rapport n’inclue aucune analyse sur les violences sexuelles que les personnes prostituées peuvent subir en dehors de l’activité prostitutionnelle, notamment avant l’entrée dans l’industrie. On voit donc là une omission typique des partisans de la prostitution puisqu’ils ne se placent qu’à un instant t, celui où la prostitution existe : difficile de se projeter dans un monde pré ou post-prostitutionnel. La prostitution englobe l’être de l’individue. De plus, le premier rapport de 2003 n’inclue pas le même type d’information et ces chiffres auraient pu être les mêmes notamment à cause d’une compréhension différente du viol par rapport à une population non prostituée. En effet, nous avons vu qu’un nombre non négligeable de personnes prostituées est contrainte d’accepter un rapport qu’elle ne souhaite pas. Alors que pour une population non prostituée ce genre d’interaction remplit les conditions du viol dans la loi néo-zélandaise, pour une population prostituée et pour la commission gouvernementale, dans le cadre de la décriminalisation, ceci n’est qu’une mauvaise interaction commerciale. Nous y reviendrons en dernière partie.
Reste ensuite à dénoncer ces viols déjà sous-estimés. Certes, 70% des enquêtées soutiennent qu’il est maintenant plus probable qu’elles dénoncent les violences à la police, mais très peu sont celles qui mènent les procédures jusqu’au bout. En fait, exposer les femmes à autant de violence, alors que seulement 13% des cas de violences sexuelles en Nouvelle-Zélande résultent en une condamnation[16] revient à jeter un pan de population vulnérable de femmes dans la gueule du loup et laisser quartier libre aux prédateurs sexuels.
Une lecture attentive de l’étude de 2008 déconcerterait le plus fervent des pro- « travail du sexe ». En effet, les chercheurs n’ont pas l’air d’être entièrement convaincu que frères Chow et compagnie rejoindront le top 10 des meilleures entreprises mondiales dans lesquelles travailler de sitôt. Comment expliquer sinon la présence d’une section d’une dizaine de page intitulé « sortir ou éviter l’industrie »[17] ? Pourquoi implémenter tant de moyens pour une sortie de secours si le « travail du sexe » est un travail comme un autre ?

Survols et omissions
Par rapport aux conditions de vie des personnes interrogées, il y a des faits qui sont partagés en passant, mais vite relativisé. Par exemple, le document précise qu’une « pauvre estime de soi et des sentiments d’exclusion sociale »[18] sont courants chez les personnes prostituées. Ensuite, deux meurtres de personnes prostituées en 2005 sont mentionnés. En réalité, entre 1993 et 2002 quatre personnes prostituées ont été tuées, et sept entre 2005 et 2016 (trois depuis le passage de la loi et la rédaction du rapport). Entre 2006 et 2014 on compte sept cas de fortes violences (précisément cinq entre 2003 et 2008) envers les prostituées pendant leur activité, dont quatre dans des bordels et une tentative de meurtre[19]. Les conditions sont peut-être bonnes dans la prostitution en Nouvelle-Zélande mais uniquement tant que vous restez en vie.
Pourtant, les rédacteurs dévouent une longue section sur la prostitution de rue la dépeignant comme particulièrement violente et préconisent au lieu de cela un déplacement complet vers des structures fermées[20][21]. Elles sont jugées plus sûres mais de fait, n’importe qui peut devenir « gérant » de bordel. Avec la loi de 2003, deux nouvelles structures principales ont été crées : les SOOB, « Small-Owner Operated Brothel » (« Bordel Opéré en Petite Propriété », soit la PME des bordels), quasiment incontrôlables, et les bordels qui requièrent un certificat de « gérant ». Aucun certificat n’est requis pour le premier. Dans le second n’importe quel résidant ou citoyen de la Nouvelle-Zélande peut acheter son permis. À priori, le casier des candidats devrait être vierge mais de fait ils peuvent faire recours, les peines expurgés depuis plus de sept ans ne sont pas considérés, et tous les crimes passés liés à la prostitution ne sont pas inclus. On peut se réjouir de ce dernier point pour les femmes en situation de prostitution qui voit ainsi leur casier blanchi, mais proxénètes et trafiquants aussi sont tirés d’affaire et peuvent poursuivre leur business as usual.
Aussi, une fois le permis émis – d’une durée d’un an mais le comité recommande de l’allonger à trois – aucune inspection n’est mise en place. Peu sont ceux à prendre le certificat. Les forces de l’ordre sont entièrement évincés dans le contrôle des bordels/SOOBs où ils n’ont plus le droit d’entrer sans mandat depuis le passage de la loi[22]. Il n’existe d’ailleurs pas de localisation exacte des bordels et on reporte des cas de SOOBs opérant comme bordels. Le kebab du coin défiant toute norme d’hygiène est malgré tout plus réglementé (et plus sûr !) que le bordel-supérette néo-zélandais prostituant des adolescentes de 14 ans.
Car oui, il y a des preuves de la prostitution de mineures dans la prostitution en Nouvelle-Zélande. Face à l’évidence, les rédacteurs pro-prostitution sont obligés d’y dévouer une section entière. Près de la moitié des personnes interrogées prostituées dans la rue déclarent avoir commencé avant l’âge de dix-huit ans (56%) : 9,6% de celles prostituées dans un bordel officiellement géré par un proxénète et 15,9% de celles prostituées officiellement dans un bordel « autogéré » (où, supposément, des femmes prostituées se réuniraient en petit nombre sans structure hiérarchique). On ne sait pas à quel âge exactement l’exploitation a commencé. Parmi les 772 personnes interrogées, 41 affirment avoir été prostituées avant l’âge de dix-huit ans après le passage du Prostitution Reform Act de 2003. Cette loi a d’ailleurs rendu la comptabilisation plus compliquée pour les forces de l’ordre qui n’ont plus du tout le droit de vérifier l’âge des personnes prostituées, et ce sous recommandation du collectif de « défense » des « travailleuses du sexe » NZPC et malgré le fait que les personnes prostituées interrogées suggèrent dans ce rapport que l’âge légal de prostitution devrait être augmenté à 20 ans. Les propriétaires de bordel ne sont aucunement obligés à s’informer ni à communiquer l’âge des personnes qu’ils prostituent. Le comité de rédaction suggère même que les lois sur la protection des données de l’employeur devraient être étendues à la prostitution.
Toutes les signalisations avançant des chiffres sur la prostitution infantile sont décrédibilisées par les rédacteurs du rapport. Leurs propres découvertes sur la présence de groupes d’adolescents dans les lieux de prostitution sont minimisées puisque tous les enfants en question ne seraient pas prostituées, ils ne feraient que « traîner » dans les parages[23]. En fait il n’y aurait pas de problème avec le fait que la Nouvelle-Zélande est techniquement en train de bafouer les droits internationaux des enfants si ce n’était pour, tenez-vous bien, les médias : une ONG citée dit que « les journaux ont tout faux »[24] et le comité NZPC ajoute : « la couverture médiatique de la place des mineurs dans la prostitution a souvent créé une image exagérée des chiffres impliqués »[25].
Enfin, ce qui n’est jamais dit c’est qu’environ 2000 personnes prostituées en Nouvelle-Zélande c’est déjà 2000 personnes de trop pour un pays qui n’avait jamais connu de prostitution avant l’invasion coloniale. Avant la colonisation, les femmes du peuple autochtone Maori profitaient d’une relative égalité et d’une position influente dans leur communauté[26]. Aujourd’hui les Maoris sont largement discriminés à l’emploi (presque le double du taux de chômage de la population non-Maori), dans la santé (espérance de vie plus courte par rapport au reste de la population) et dans l’éducation[27]. Les femmes et les filles sont doublement touchées : elles sont deux fois plus exposées aux agressions sexuelles que les autres femmes[28]. Les personnes Maori sont surreprésentées dans la prostitution. À Christchurch par exemple la moitié des mineures prostituée est Maori, alors que la part totale des Maoris dans cette ville est de 13%[29]. Les femmes Maori se retrouvent donc violentées dans leurs propres terres par un système qui leur était totalement étranger. Mais les rédacteurs ne daignent qu’une ligne pour préciser que la majorité des personnes prostituées dans la rue sont Maori ou Pasifika.
L’étude complète du rapport du NZPC avec le gouvernement néo-zélandais mériterait un texte à soi. Nous nous sommes limitées ici aux grandes lignes : un modèle de dérèglementation complète où déjà cinq ans après l’implémentation du PRA, les lieux de prostitution sont intraçables. Donc, quand le plus grand bénéfice tiré par la prostitution est « j’ai survécu » pour 87,9% des personnes prostituées, quand 90% d’elles disent que ce qui leur a fait franchir le pas et ce qui les retient dans l’industrie c’est le manque d’argent, quand une population autochtone minoritaire est surreprésentée dans un système violent, quand des enfants sont abusés sans possibilité d’intervention, parler de choix légitime, comme le fait ce rapport c’est ignorer une grande détresse. Et promouvoir la Nouvelle-Zélande, comme un exemple à suivre à travers le monde c’est promouvoir racisme et sexisme.
Je fais partie de groupes dirigés par des travailleuses du sexe comme Sex Worker Open University et English Collective of Prostitutes. Et nous faisons partie d’un mouvement global demandant la décriminalisation et l’auto-détermination. Le symbole universel de notre mouvement est le parapluie rouge. Nous sommes soutenues dans nos demandes par des organismes internationaux tels que UNAIDS, l’Organisation Mondiale de la Santé et Amnesty International. Mais nous avons besoin de plus d’alliés. Si vous accordez de l’importance à l’égalité de genre ou à la pauvreté ou à l’immigration ou à la santé publique, alors les droits des travailleuses du sexe vous concernent.
Le résumé final de Juno Mac synthétise nos propos aussi. Nous avons de vrais faux (comme nous le verrons) syndicats ; un « mouvement global » tout comme celui de la Women’s March ; le « parapluie rouge », c’est tendance ; des organismes internationaux très proches des vrais faux (nous le verrons aussi) « travailleurs du sexe » à la tête des syndicats ; des « alliés », c’est-à-dire des activistes dociles qui préfèrent mille fois ne pas réfléchir plutôt que de s’éloigner de la directive officielle du parti[30] ; l’ « égalité de genre », la « pauvreté » et l’ « immigration », luttes fondamentales pour les libéraux pour garantir la réussite individuelle de chacun dans la diversité parce que les études montrent bien évidemment que cette diversité augmente la productivité et donc le libre cours du libre marché, bien plus libre que les femmes prostituées doublement enfermées avec ces discours. Mais à quoi bon s’insurger ? Les soutenants de la prostitution disposent d’un arsenal linguistique puissant diffusé en boucle. Toute opposition est avortée d’avance. La transmission du message est facilitée par le décalque avec le discours politique ambiant. Il ne reste plus qu’à adapter le cadre à son besoin, celui de la promotion du libre commerce de la prostitution. Nous avons voulu ici prendre le temps d’aller au-delà des paroles et encore des paroles des tenants de la prostitution pour voir le fond de leurs pensées. Ils défendent les hommes adultes aux dépens des enfants, les hommes riches au dépens des personnes pauvres, les hommes au dépens des femmes. Ils appellent cela le modèle néo-zélandais. Nous appelons cela injustice. Pédocriminalité. Racisme. Misogynie.
Dans une série exceptionnelle, la photographe Bettina Flitner nous rappelle la réalité de la prostitution en prenant en photo les hommes abusant des femmes dans la prostitution. Son travail mérite vraiment d’être plus (re)connu et est disponible sur son site.
[1] https://www.facebook.com/brutofficiel/videos/296131347854019/
[2] Voir les articles sur les sites Feministing et Vice toujours au taquet. Une recherche Google de « FOSTA » redirige directement vers vidéos, sites et articles contre la loi.
[3] Simon, C. «Sex Workers Are Not Collateral Damage: Kate D’Adamo on FOSTA and SESTA », Tits and Sass, 6 mars 2018. http://titsandsass.com/sex-workers-are-not-collateral-damage-kate-dadamo-on-fosta-and-sesta/
[4] Les abolitionnistes ne sont-elles pas coupables de réingénierie linguistique ? Dans ce cas, c’était la langue qui était insuffisante pour rendre compte de la nature de la prostitution. Sans l’homme prostitueur l’acte de prostitution est tout simplement inconcevable. On ne fait que corriger un manquement de la langue. Les partisans de la prostitution ne peuvent-ils pas revendiquer une correction similaire ? Non, puisque nous allons voir à quel point leur raisonnement se dissout de lui-même ; le « travail du sexe » n’a donc pas lieu d’être. Ce n’est pas l’évolution de la langue qui est problématique mais sa transformation forcée et non justifiée.
[5] Ekberg, 2004
[6] Prop. 1997/98: 55 p. 104 dans Waltman, 2011 : 454
[7] Martine, J., Le viol-location : Liberté sexuelle et prostitution, L’Harmattan, 2013. (p.52)
[8] Ekberg, 2004
[9] 2011
[10] (Rapport Mondial 2014 de la Fondation Scelles).
[11] ECP (a), «Fact and Fiction », English Collective of Prostitutes, 6 février 2015. http://prostitutescollective.net/2015/02/06/fact-fiction/
[12] (Berg, 2014
[13] p. 45
Newshub, «Girls ‘intimidated’ by Chow brothers », Newwshub, 31 janvier 2014. http://www.newshub.co.nz/nznews/girls-intimidated-by-chow-brothers-2014013116
[15] https://www.helpauckland.org.nz/sexual-abuse-statistics.html
[16] Ibidem.
[17] On peut y lire qu’un ou une chômeur ou chômeuse (même si on opterait plutôt pour la version féminine) ne peut pas perdre ses allocations chômage s’il ou elle refuse un poste de « travailleur/travailleuse du sexe », alors que c’est le cas pour d’autres postes de travail. Pourquoi ? Le « travail du sexe » n’est pas un métier comme un autre ?
[18] (p. 76)
[19] Sex Industry Kills, «Prostitution Murders in New Zealand », Sex Industry Kills, 6 juin 2018. https://sexindustry-kills.de/doku.php?id=prostitutionmurders:nz
[20] p. 132
[21] Enième paradoxe : si la prostitution est source de fierté, l’enfermer n’est-ce-pas tomber dans le jeu de la pudibonderie, voire pire, de la « putophobie » ?
[22] p.109
[23] (p.102).
[24] p. 101
[25] (p.102
[26] Mikaere, A., « MAORI WOMEN: CAUGHT IN THE CONTRADICTIONS OF A COLONISED REALITY », Waikato Law Review, Vol 2, 1994. https://www.waikato.ac.nz/law/research/waikato_law_review/pubs/volume_2_1994/7
[27] Minority Rights, 2017
[28] https://www.helpauckland.org.nz/sexual-abuse-statistics.html
[29] Coppedge, S., «People Trafficking: An International Crisis Fought at the Local Level », Fulbright New Zealand, 2006.
[30] Nous ne pouvons nous empêcher de penser à ce personnage dans 1984 de George Orwell qui se félicitait que son fils qui l’ait dénoncé pour avoir exprimé des opinions contre le parti pendant son sommeil.