Moi j’œuf

Io [Je], Mirella Bentivoglio, 1979.

Tous les ans, le 8 mars, un nouveau spectacle.

Rendez-vous à 14 heures à République — sang méditerranéen, je suis là à 14h30, mais on m’avait déjà envoyé les photos de la magnifique présence des femmes de CAPP (Collectif Abolition Porno-Prostitution) triomphantes sur la statue. J’avais hâte ! J’arrive, je vois une scène vraiment sublime, ces femmes qui ont envahi le cœur de la place comme une revanche pour l’agression que des hommes ont fait subir à certaines d’entre elles l’année dernière. Sous le soleil des slogans contre les proxénètes (« Prostitution : derrière les volontaires, les proxénètes », « Le porno enseigne le viol ») et d’autres (je vois Marguerite Stern porter « Homme gauchos faites-vous la vaisselle ? » (machos gauchos on vous connaît et reconnaît)). La place est divisée en deux, je n’ai pas compris pourquoi : quelqu’un à la préfecture a dû prendre le concept de convergence de lutte très au sérieux parce qu’il y a une manifestation algérienne à ma droite et un petit regroupement queer à ma gauche.

Pour l’instant c’est calme, je salue les connaissances. Une copine parle à un jeune homme, en me voyant, elle dit « tiens c’est pour toi » et me le refile. J’ai vite compris pourquoi : « ouais mais tu vois quand même la prostitution… ». Je reste parler parce qu’il est doté génétiquement mais en vrai j’aurais dû lui dire « t’es mignon mais t’es un tout petit breton ». J’étais à ça du 06, quand je lui dis : « Euh désolé je dois y aller c’est ma mère là… ».

La foule couï-couïre avait avancé (oui parce qu’il y a toujours le petit oiseau qui sort — expression de CAPP d’ailleurs je crois, couï-couïr) et avait déroulé une banderole islamophobie je sais pas quoi je sais pas quoi. Comme on dit, il ne faut jamais laisser ses mères sans surveillance, on ne sait pas dans quelle foule elles peuvent se mêler. Je dis ça parce que je vois ma mère en rage devant cette banderole, hurlant « Vous mariez les filles à 7 ans ! C’est ça l’Islam ! C’est vous les fascistes ! ». Elle hurlait, hurlait, hurlait. Moi je sais pas trop quoi faire, je suis un peu en derrière, j’enlève la muselière à mon chien au cas où, mais je le laisse à un ami pour m’approcher de la foule et puis là je regarde en l’air (je sais pas pourquoi d’ailleurs), je regarde ce beau, très beau ciel bleu parisien (très très rare) et je vois un œuf. Et je regarde cet œuf suspendu au milieu de l’air, parfaitement ovale, vraiment un très bel œuf (mais quel œuf !) et je comprends que le truc est lancé.

La foule pétrole (c’est bien connu les antifascistes adorent mettre du noir fasciste) s’agrandit, se rapproche des féministes, mais les pauvres s’attendaient pas à ma mère (moi non plus, ça me fait de l’effet à chaque fois). Après la première altercation, il y a un recul, une incompréhension, des discussions. Un gars trop fier demande à toutes les femmes « Ah mais c’est ça un rassemblement féministe ? Ah bah bravo ah bah hein ! » : mec, viens pas te mêler de trucs qui te dépassent. De temps en temps y’a des gars de l’autre manif qui se pointent, on sait pas trop pourquoi, là les femmes se gênent pas, elles les virent direct. Il n’y a qu’avec la foule « solidarité avec les putes » (moi je ne comprends pas comment on peut se montrer solidaire de quelqu’une en l’insultant) que les féministes veulent pas trop se gratter. Elles ont raison.

Alors qu’il était un petit noyau, très vite la tâche s’étend tout autour des féministes. Le Radeau de la Méduse n’aurait pas mieux représenté la scène. Dans cette foule beaucoup d’hommes. Beaucoup plus que d’habitude. (À toutes celles qui chuintent en demandant plus d’hommes aux manifs féministes: vous comprenez pourquoi on les veut pas? Et pouvez-vous répondre honnêtement à la question: « Qui sont les opposants politiques des femmes» ?) Et soit ils font toujours un tour au marché avant les manifs féministes et avaient ce jour-là acheté vraiment beaucoup d’œufs (quelle belle métaphore aussi pour ces hommes si dégoûtés par la biologie féminine) soit bah c’était un peu prémédité quoi. L’avantage c’est que pour la première fois, je vois que les manifestants moins férus ou au courant de la vague queer sont plus impliqués que d’habitude. Ils se sont enfin rendu compte qu’il y avait un truc louche. Après chaque intimidation, il y en a qui disent aux mecs de se calmer. Les flics surveillent au loin. Bon, comme toujours ils nous prennent pas trop au sérieux, mais quand même concernés. Notre problème contrairement aux hommes — qui l’eut cru ! — n’est pas la sur-présence de l’État mais son absence ou défaillance.

Du haut de la République une féministe au mégaphone: « Abolition du gène XY ! ». T’inquiètes ma sœur, ça va se faire tout seul. Valerie Solanas a déjà expliqué le protocole : incomplets qu’ils sont, ils savent qu’ils sont voués à l’extinction, alors ils se trémoussent comme des poissons hors de l’eau pantelant pour leur vie.

Ce qui est plus inquiétant c’est voir les femmes qui n’ont évidemment aucune autorité face aux mecs de leurs groupes. Comment font-elles pour ne pas se rendre compte qu’elles sont utilisées ? Je pense notamment aux deux très jeunes filles voilées envoyées à l’avant de la foule, les hommes se protégeant derrière elles. Elles les appellent des alliés ? Des potes mac ?

Le groupe de dimanche était clairement amateur mais le but est toujours de tester nos limites. Comme avec la prostitution, il faut d’abord pouvoir briser les barrières pour commettre l’irréparable. Ailleurs, en d’autres années, en d’autres occasions on a vu pire. Et puis bien sûr, ce n’est rien par rapport à toutes les violences que nous avons subies dans le passé. Ils nous poussent, nous tombons, nous nous relevons.

Malcolm X, certes un peu misogyne sur les bords (mais ses bords étaient grands comme dirait mon prof de français de cinquième) était zoroastrien sans le savoir. Les catholiques demandent de montrer l’autre joue, les Zoroastriens et Malcolm X disent que montrer l’autre joue c’est perpétuer la violence. Nous n’avons que deux joues mesdames.

Sinon, mes frais de pressing c’est 75€.

Ab ovo, ab Eva, Ave Eva, Mirella Bentivoglio, 1979.
De l’œuf à Ève, jusqu’à la pomme. Le chemin de la subjectivité féminine mêlant l’organique, le rationnel (la géométrie) et la langue.
Da uovo a zero [De l’œuf à zéro] Mirella Bentivoglio, 1984.
L’artiste italienne Mirella Bentivoglio reprend ici une carte birmane du XVème siècle représentant un monde ovale avec un arbre de la connaissance au sommet, signe du Logos. Le monde/œuf n’est intègre que jusqu’au bout des racines. L’œuvre représente, dans les mots de Bentivoglio « la remise à zéro de l’hémisphère féminin que le patriarcat a soustrait au Logos, sphère de la parole publique, de la publication, de la connaissance organisée, laissant la coupole suspendue sans base à garder le vide ».

Les explications des oeuvres de l’artiste Mirella Bentivoglio ont été paraphrasées/traduites depuis l’article de Mariella Pasinati (L’uovo universale di Mirella Bentivoglio). Les oeuvres dans la “galerie” sont tirées du site officiel de l’artiste.

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